dimanche 8 avril 2012

L'auteur qui prend la parole de façon désinvolte

L’auteur qui prend la parole de façon désinvolte

Autofiction


La Revue Littéraire n° 51, Hervé Guibert
René de Ceccatty, Un prénom, quelques amis : « Il cherchait à troubler la perception de la vérité, alors que je la traquais. »
Il parle aussi du travail d’intertextualité d’Hervé Guibert, qui fait référence à Sade dans Vous m’avez fait former des fantômes, ainsi qu’à Saikaku Ihara.

I


C’est mon oncle Émile, étrangement, par qui j’ai la première fois entendu parler de Guibert. À l’ami qui ne m’a pas sauvé la vie (quand est-il sorti en poche ?) le marquait, le touchait, l’apitoyait peut-être. Ce sont ensuite les articles à l’occasion des livres posthumes – j’étais un peu jeune, au moment de sa mort, pour m’y intéresser, encore un enfant – qui m’ont fait croire qu’ils étaient trop durs pour moi.

Et puis, c’est François qui le lisait, dans la cuisine de Gentiane, après une fête j’imagine, puisque j’avais dormi chez elle. Il était dans la cuisine, déjà habillé et lisant sous ses sourcils épais, alors que je me levais sur la pointe des pieds des petits garçons mal réveillés en sous-vêtements de coton.
Il le lisait, À l’ami, et en parlait avec des mots touchants, accessibles, en littéraire analyste cependant. Il a dû me parler d’exhibitionnisme et de voyeurisme, de son trouble.
Parce que j’étais sensible au charme de François, qui écrit et photographie, parce que je l’admirais, je l’ai alors lu, moi aussi. Puis Le Protocole, que je n’ai pu finir. Mais ce n’est qu’après le somptueux et terrible Mausolée des Amants, peut-être parce que la forme fragmentaire m’offrait un reflet (Ô miroir ! Eau froide par l’ennui dans ton cadre gelée  ), que j’ai pu continuer, avec L’Homme au chapeau rouge, dont j’espère parler un jour, et avec Mes Parents. Pendant cette dernière session de lecture, j’étais en train de quitter mon amant. C’était l’été, c’était terrible et j’allais le rejoindre à Gap. La ligne venant de Grenoble chemine par des endroits somptueux. C’était magnifique, c’était dramatique, c’était la vie seulement.

Je ne sais pas quand je suis allé à la galerie Agathe Gaillard. Je voulais voir la photographie qui sert de couverture au Mausolée, et en découvrir d’autres. Mauvais photographe, je suis avide de photographie. J’avais l’air décalé dans cette galerie, en journée, en plein accrochage, mal habillé. J’imagine que quelque chose a touché Agathe Gaillard, parce qu’elle a pris le temps, très gentiment après m’avoir jaugé du regard, de me sortir les tirages, de me parler :
« Était-il aussi détestable et cruel qu’il le laisse croire dans ses livres ?
–    Non, c’était un garçon charmant » avait-elle répondu avec quelque chose dans la voix. (Je crois même qu’elle m’a dit qu’il avait le cœur sur la main ; mais c’est peut-être imagination romantique de ma part.)
Elle me confirma que c’était Thierry qui posait sur cette photographie, elle m’en indiqua le prix, certainement rabaissé. Je n’avais pas l’argent.

J’ai volé, dans une grande enseigne, La Mort propagande quand il a été réédité (j’avais abhorré et haï, dans cette émission de France Culture sur Hervé, la suffisance bourgeoise de commerçante méprisante de Régine Desforges, que j’avais soutenu en théorie dans son procès contre les Mitchell pour La Bicyclette bleue – j’estime que le plagiat, la réécriture, l’adaptation, l’intertextualité, la citation ou les références, et voire même l’emprunt et surtout le vol sont des droits pour les écrivains   – mais j’ai laissé tomber Desforges après avoir effectivement lu sa Bicyclette). Je l’ai ramené, cette Mort, valeureux en vélo à Saint-Martin, comme un trésor, ravi de l’avoir extorqué, avide d’en prendre possession. Violemment.
C’est en fait ce texte qui m’a violé.
J’ai bien fait.
De me le réapproprier –je pourrais aller jusqu’à dire qu’Hervé appartient aux pédés, parce qu’il leur a donné, d’une certaine manière, un corps, comme Dustan, ou Edmund White.

Émission Une vie, une œuvre : Hervé Guibert
Régine Desforges est suffisante ; je l’imagine comme une cocotte vieillissante, catégorique, jalouse. Mme Desforges est sûre que les lecteurs d’Hervé sont de jeunes hommes homosexuels, libertaires, à la désinvolture sérieuse, un peu vains, qui la font bien marrer. Sa suffisance me fait rire aussi.
Extrait du cahier rouge 2008-2009

N’empêche qu’elle ne se trompe presque pas.

J’ai été agréablement impressionné de trouver Suzanne et Louise, bien sages, à la bibliothèque départementale, et Mon Valet à la bibliothèque de la ville la plus proche. Quand on habite à la campagne, le plaisir de la lecture se double d’un amusement de chercheur – ou d’un désespérant puzzle labyrinthique où l’on ne bénéficierait pas du fil d’Ariane.

(J’aime votre texte, Mathieu, dans la Revue Littéraire n°51. Il y a des passages très drôles, j’aime cette suite de fragments cousus bout à bout, cohérente et vivante, discontinue mais contiguë comme un patchwork, parce que j’aime les textes qui laissent voir aussi bien le travail que son envers (vous savez qu’on reconnaît les bonnes brodeuses à la propreté de l’envers de leur travail), sans qu’on puisse vraiment identifier les étapes ni les coutures ni le vrai ni le faux, et que je trouve quelque chose de juste dans le vôtre. Obnubilé par la justesse, je suis depuis un moment, c’est pas facile.)

J’ai grimpé sur la bibliothèque pour en redescendre Fou de Vincent.
Je fume encore une cig, et j’éteins.
Je ne réussis pas à dormir, trop joyeux ce soir. C’est suffisamment rare pour que je m’offre du rabe je rallume la lumière et je continue de vous lire en roulant une clope (au diable Molly qui râlera demain à cause de la fumée, et son chien qui jappe encore – et demain, ce sont Gerald et Modeste qui vont au marché).

II


Aujourd’hui, nauséeux, j’ai écouté The Do 
We’re not afraid of you, grown up ! 
et j’ai commencé à relire Fou de Vincent.
Ces jours-ci, il y a le comité de rédaction d’un magazine féministe qui se réunit chez nous. Je me demande ce qu’elles ont pensé de Vincent et d’Hervé, j’ai laissé le livre sur la table pendant que je suis allé dîner chez Nadia et Pierre avec Gerald. Il n’y a aucune femme dans ce roman à part la mère.
Le livre, aux éditions de Minuit, je ne pouvais que le commander chez un très bon libraire. À la Hulotte, blanc et neuf, il a été mis dans un sachet en kraft. Arrivé à la maison, j’ai découvert qu’il n’était pas massicoté. Je ne suis pas sûr qu’on puisse tomber dessus par hasard. Ça m’énerve mais je ne retrouve pas où j’ai écrit, à l’époque, que ce livre à découper respectait les bonnes mœurs en cachant ses pages, choquantes et crues, au badaud. Ça m’énerve, c’est terrible.
(de ne pas retrouver où j’ai noté ça, ni quand. J’ai pourtant cherché dans les cahiers de 2008 à 2010)
C’est toujours comme ça. Infidèle même à l’écriture.

Je l’ai découpé sans soin, les pages sont inégales sur la tranche.

Voici ce que j’ai déjà noté, pour vous, sur le ticket  n° 25598 :
Un kaléidoscope (Guibert nous fait voir et surtout entendre le kaléidoscope : « une boîte de bakélite noire, en forme de soucoupe volante ») Il manque le d. Quoi que.
une obsession
un maléfice
de la cruauté
« la sensualité l’emporte sur l’épuisement » p. 18
la prétention, parfois, de l’amant


Et je continue
la crudité
la pornographie
l’histoire à l’envers qui pourrait tout aussi bien être l’endroit
la maladie, le corps ausculté, disséqué pour en faire un texte
le personnage qui se débat


(Vous m’apprenez que Vincent est mort il y a un an. J’aimerais savoir à quel âge et comment.)

Je fume encore une clope et j’éteins.
Je suis triste d’un coup ce soir, alors que la journée, bien que nauséeuse, m’avait laissé plutôt tranquille. Et maintenant j’ai peur.
la fiction, peut-être seule valable réalité, parce qu’elle dure
ce quelque chose d’universel : les illusions de la jeunesse
l’illusion formidable de l’écriture, et le plaisir qu’elle donne
la jouissance impossible
le fantasme de perdre sa dignité


III


la réalité formidable de la fiction, le soulagement qu’elle donne
« Parfois je redoute la nécessité d’une notation, comme celle-ci, mais l’écriture fait aussitôt tomber ce qui en elle s’annonçait de tortueux : l’indicible. », p. 46
Je n’en suis pas là, si vous saviez.
« en somme je suis plutôt malheureux. »

rester bien vivant en ce monde
c’est pas ça, ce soir, mais ça va
rester confiant, sans illusion cependant, contrairement à l’amoureux qui fantasme, en manque

je crois encore, hélas, qu’être amoureux est épatant mais je ne le suis pas d’Étienne
Envie très sobre de voir Flo et de dormir avec lui.

Des relations des petits bourgeois entre eux
Fou de Vincent, en musique, ce serait un tango, magnifique, somptueux, mais dès le début dramatique, terrible

IV


je vous ai oublié, Mathieu, parce que je ne vous connais pas et que vous portez le même prénom qu’un garçon, très Euroboy, que j’ai autrefois désiré, avec qui j’ai couché une fois ; et que je désirerai encore si je devais le recroiser mais comme c’est peu probable, en général je préfère l’oublier (mais quel prénom ne rappellerait pas une histoire, même ténue ?).
Il y a eu le festival de cinéma, avec Pierre Niney qui a plus de charme en vrai que sur la pellicule (encore que son torse, dans le film, fasse mentir sa maigreur pâle, avec ses muscles délicats et secs, assez émouvants), mais ce n’est presque plus un enfant ; il y a eu une bouteille de champagne, partagée à la va-vite avec Modeste, plaisir extrême parce que fugace, et que cela fait très longtemps que nous n’avions pas passé du temps ensemble ; il y a eu des pensées pour Vincent, mon amant du printemps, le second Vincent dans ma vie – il semble que tout soit toujours compliqué avec les Vincent, que ça parte tout de suite sur des mensonges prétentieux à leur profit, ou que ça finisse par ça, dans le livre comme dans la vie, on ne sait plus très bien. Je me disais que je pourrais bien prendre de ses nouvelles, savoir s’il écrit ou s’il peint. Mais non.
Souvent, entre la vie et l’écriture, je choisis la vie.
Mais il y a cette lettre à Héloïse qui fait maintenant trois pages, sa carte qui est arrivée comme un poème. Et puis Gauthier (quelle tête à claques ! ce serait plaisant), Rimbaud (je le relis pour en parler à Constantin, qui commence à se raser, et dont je vois avec plaisir qu’il se passionne pour la poésie, Ponge entre autres. Je m’amuse de voir que je cherche légèrement à plaire à ce petit footballeur), Laâbi (acheté aujourd’hui dans la très bonne librairie – j’ai oublié de commander votre livre, mais je n’étais pas censé acheter quoi que ce soit au départ), Bouvier et Doubrovsky (le seul qui soit au programme).
Bref, que d’infidélités. C’est beaucoup ça, ma vie. Pas de lignes, ou seulement des lignes de fuite, des perspectives graphiques, des au revoirs et des départs.
Il faudrait d’ailleurs que je reparte en voyage. À Lisbonne, ou Barcelone. Au Japon aussi bien, je l’ai promis à Satomi, et j’aimerais visiter le Temple de la Mousse à Kyoto.
Il faudrait que je plaise de nouveau.
Mais pas passionnément.
Plutôt durablement.
Si possible.

Je n’ai pas réussi à remettre Internet après le passage du comité de rédaction au bureau, je ne vous ai pas encore envoyé ce texte (votre article, Mathieu, se termine par une note en fin de revue juste avant les photographies de Bernard Faucon, dans laquelle vous proposez la lecture ou la relecture de Fou de Vincent, et de vous décrire les effets constatés), puis il y a eu la série de réunions pour le collectif où je vis.

V


Et puis, dimanche, il y a eu l’accident ! C’est la troisième glissade qui est la meilleure parce que je cale bien mes pieds sur l’avancée des deux patins de la luge en bois, que je pars légèrement de biais pour filer dans la courte mais forte pente interrompue d’un sentier plus plat vol plané retombé roulade par terre tourné boulé, escalade de la douleur. Dans le ventre : magma informe et douloureux giclant de rien en orange et constellations rouges dans mon regard sur le paysage blanc de la neige et le noir de l’hiver  (pourquoi on ne fait pas plus confiance à l’imagination ?). Trois glissades et vol plané. Je me suis redressé, j’ai marché jusqu’à la maison pour me coucher et me reposer (J’ai seulement pris comme un bon coup de poing dans le ventre.) Le soir, au moment où la douleur ravivée me faisait perdre la tête, on m’amenait à l’hôpital.
L’interne, asiatique, ne sait pas ce que c’est qu’une luge. Pas encore déshabillé (mon manteau, mes deux pulls et mon écharpe remplissent déjà les deux sacs qui semblent réglementaires, proposés par l’infirmière d’accueil), j’élude la question pour lui expliquer la sensation dans mon bide. Me revient dans les yeux blancs le cauchemar de l’œuf et la souffrance noire et rouge qui irradie tout le tronc jusqu’à l’épaule. Il a l’air tellement perdu et mignon que je ne peux m’empêcher de lui assurer, me tordant sous la douleur, que ce n’est pas lui m’auscultant qui me fait mal, mais que c’est bien  à l’intérieur.


À  l'intérieur.  Paupières pourpres, visage blafard, corps grisâtre aux ombres vertes, froide palpitation et tremblement sous les palpations médicales, sombre lumière au néon. J’ai froid. On m’apporte une couverture et cela va mieux. Prise de sang et échographie joviales – bonne ambiance aux urgences – les deux échographes dont l’un au sourire Colgate sont détendus pour me dire que j’ai du liquide dans le ventre (du sang ?) et que la rate… Le chirurgien à l’accent indéfinissable et charmant m’explique très clairement avec beaucoup de classe : scanner, voir la rate ou son absence, gérer. On fait venir les deux copines qui m’ont accompagné, en pleine conversation, vives et enjouées. On a dû me donner des antalgiques parce que je n’ai plus mal, et quelque part je suis rassuré de savoir qu’on regarde ce qui se passe dans mon ventre, le petit plat que j’ai là. Scanner, il faut opérer : ablation de la rate, on vit très bien sans. Le chirurgien est, dans la clarté de ses informations qu’il me donne, rassurant.

Au revoir les copines.
À demain.
L’anesthésiste (léger souffle au cœur) : « C’est parti ? » J’ai pas répondu mais allongé sous les néons qui défilent me suis dit en effet, encore une nouvelle aventure… C’est terrible, c’est magnifique, c’est la vie seulement. Un peu comme dans une messe en ut mineur de Haydn en décembre 1805 à Salzbourg qui célébrait la beauté de la voix des garçons et le pouvoir illusoire de l’Église catholique alors que l’Europe faisait guerre et rage.
Anesthésie, bye bye. C’est la troisième dans ma vie, c'est pas comme si c'était nouveau. À tout à l’heure les docteurs !

Sur la table de marbre, la peau de mon ventre a été incisée au scalpel, du sternum jusqu’au nombril autour duquel la lame a tourné vers la droite [laparotomie médiane xypho ombilicale prolongée légèrement en latéro-ombilical gauche (patient longiligne), dit le compte-rendu opératoire]. Écartant largement la peau à l’aide de pinces, on a coupé le long de la ligne blanche cartilagineuse, entre les grands droits, les muscles abdominaux obliques, la fibre résistant légèrement et craquant en cédant sous les ciseaux. On découvre un hémopéritoine relativement important : un litre de sang environ aspiré et retransfusé. Le foie rose foncé a été écarté vers le haut, on devine la petite poche verte de la vésicule. Sous l’estomac, au-dessus des tripes, le pancréas crémeux et horizontal ; la rate pourpre, plutôt petite et légère, est fissurée sur la capsule qui a rompu ; au niveau des deux fissures de cinq et neuf centimètres de long, le parenchyme liénal est détruit par des plages d’hématies désintégrées, suite au choc (mais lequel ?).
Les vaisseaux sanguins sont clampés à l’aide de pinces, puis ligaturés. On a sectionné et cautérisé l’artère splénique pour éviter les risques d’hémorragie, pour isoler l’organe abîmé logé sous les côtes, et enlever les résidus gris bleu et violacés, virant au réséda, de ma rate éclatée, nettoyer le sang sous le foie, au milieu des viscères et dans l’abdomen. Le cœur est maintenu sous oxygène – on a perçu le léger souffle. On nettoie l’hémorragie et les caillots, à grands coup de sérum tiède, jusqu’à ce qu’il reparaisse clair ; on s’assure de l’absence d’autre lésion d’organe creux ou du foie ; on compte les compresses pour vérifier qu’aucune n’a été oubliée dans l’abdomen.
Tout a été replacé : les intestins grisâtres entortillés et plissés sont rangés, l’épiploon est étalé, rangés l’estomac rose et blanc et souple, le large foie visqueux, les fibres musculaires rouges. La peau jaunie sous le produit antiseptique a été repliée. On a placé un drain en plastique pour continuer de nettoyer les résidus, une gelée rose sortant du côté gauche dans une bouteille.
La peau a été retendue sur les muscles, elle reprend sa souplesse, à peine plissée par les pinces, et sa palpitation. On l’agrafe soigneusement, du nombril autour duquel le métal tourne par la droite, et remontant, assez droit, entre les grands droits abdominaux, sur quatorze centimètres environ, en continuité de la mince ligne de poils qui a été rasée jusqu’au pubis, comme une assez longue fermeture à glissière, celle d’une robe évidemment, une robe de deuil, noire, en soie un peu grossière et crêpe de coton.

Je crois m’y voir sur le brancard qui me mène de la salle de réveil à la chambre (anesthésie bonjour : je suis rôdé, mon cul, j’ai pris ma claque et je suis en larmes) :
« Vous avez mal, Monsieur ?
-    Non.
(Presque drôle de m’appeler Monsieur quand on me voit dans cet état gazeux ?)
-    Vous êtes triste ?
-    Non.
-    Ça vous fait du bien de pleurer ?
-    Oui. »

VI


En rentrant à la maison, je ne sais pas si j’ai pleuré, encore, d’émotion du vol plané et de la chute, du deuil de ma rate, du soulagement que ce soit terminé ou d’énervement après avoir souri, à l’hôpital, aux infirmières, aux visites et à la famille. Cette longue série d’agrafes métalliques m’a tenu le ventre dix jours. Cette image, vue au changement de pansements avant de sortir de l’hosto, m’est restée : la longueur surtout, cette fermeture éclair qui avait été une découpe et une ouverture, et qui n’était dorénavant destinée à ouvrir quoi que ce soit, sinon refermer un corps qui continuerait de fonctionner en l’absence de l’organe disparu. Je ne sais plus, assez vite, si ce qui fait mal est la peau qui tire, le contact froid du métal ou l’inflammation qu’il génère. Les agrafes ont ensuite été enlevées, une à une, avec une petite pince tout à fait similaire à celle qu’on utilise pour dégrafer un document de bureautique, laissant de chaque côté du pli de ma peau qui s’écarte une série de petits points rouges qui feraient vite des croûtes avant de s’estomper. « Partitions sur tissus de chair, de folie, de douleur ».
Petit à petit, il n’y a plus que la violente image de cette cicatrice qui fasse mal, parfois juste sur la surface de la peau, et encore, de moins en moins. Je l’exhibe volontiers, ma balafre en plein bide, au dessus du nombril.

Tout va bien bien, aujourd’hui, froide journée très ensoleillée. Je suis passé au marché ce matin, j’ai fait les courses pour la maison et j’ai relu au café La Mort propagande, autoportrait, auscultation et exhibitionnisme du corps de l’artiste, disséqué jouissant, souffrant, agonisant puis mort. « Partitions sur tissus de chair, de folie, de douleur ». Il faudrait ajouter « de vie ». C’est fragile, c’est somptueux, c’est la vie seulement. Celle du corps, celle de la conscience qui l’habite.
J’ai téléphoné à la Hulotte pour commander votre livre (je trouve très intéressant ce que vous faites de vos carnets), ainsi que celui d’Olivier ; j’ai demandé aussi Vous m’avez fait former des fantômes. J’essaierai de les lire pendant les grandes vacances. J’ai ramené des jonquilles, j’ai cuisiné pour le soir (Gerald avait cuisiné pour midi), on a mangé, j’ai fait la sieste, on a marché longuement dans le soleil avec Étienne.
« Tout à vivre s’épuise ». Je ne sais plus si c’est dans Fou de Vincent ou dans La Mort propagande.
Gerald pense que je ris plus depuis l’accident, Modeste m’a dit qu’il me trouvait mieux, Nadia et Maylis m’ont félicité sur ma bonne mine, il semble que je plaise toujours autant à Étienne. Ils ne se trompent presque pas.
Il me reste encore un peu de temps. C’est magnifique.
Après viendra l’épuisement de la mort. C’est tragique, c’est épuisant, c’est la vie seulement.

VII


Vous demandiez, Mathieu, de vous décrire les effets constatés après relecture de Fou de Vincent. Bien que sans lien de cause à effet avec ce texte, je constate une cicatrice sur mon corps depuis que j'ai commencé à l’écrire. Elle est assez belle. C’est peut-être justement cela : Hervé Guibert laisse une sorte de cicatrice, somptueuse. La mort de Vincent n’en est qu’une partie.
J’ai écrit ma perception de la réalité, allant même jusqu’à traquer la vérité la plus clinique, forcément troublée, si elle existe, par l’écriture.
J’ai envie de plaire à nouveau, et que des mains, une bouche, un sexe impriment à mon corps les effets de leur désir pour le faire vivre jusqu’à une petite mort. Jérôme m’a déjà pris dans ses bras d’une façon très douce, amusante, et l’appui de son ventre contre ma balafre m’a soulagé comme dans un souffle.
Il me reste encore un peu de temps pour continuer de vivre.


Alexis Cambremer
Janvier-Mars 2012