mercredi 18 août 2010

Rendez-vous à Saulieu

« Être de quelque part ne signifie pas grand-chose. Ou seulement pour les gens qui y sont restés. Ceux qui sont restés quelque part. »
C’est ce que se disait Gabriel Courtois en arrivant à Saulieu. À pied, doit-on préciser.
Gabriel Courtois est professeur de latin-grec au Lycée de Clamecy. Il y est connu, vous pouvez le vérifier. Il a pris le train à Cravant pour venir à Saulieu mais il est descendu, étrangement, à la gare de Macon, pour revenir sur ses pas, à pied, par Saint Martin de la Mer. Autant dire qu’il prend les chemins de traverse. Mais peut-on appeler « gare » cette station, qui suit celle de Saulieu, seulement marquée par un trottoir de granit, et dont le nom – du village tout proche – copie celui d’une ville plus connue ?
En arrivant à Saulieu par la rue de Villeneuve, Gabriel fait aboyer les chiens. Du linge est étendu dans les jardins, du bois est rangé dans les hangars, on se dispute dans une des maisons. La pompe à eau ne sert plus, remarque-t-il. Ensuite, Saint-Saturnin sonne trois fois. Il est en avance. Peu de monde.

Soudain la basilique sonne à toute volée. Un mariage ou un enterrement ? « Un enterrement », conclue Gabriel, vu la gravité des cloches et le peu de vie de la ville : c’est un glas.
Ce sont donc bien les sons qui font la frontière de la ville. D’ailleurs l’organiste répète à Saint-Saturnin. Gabriel note tout cela. Pourquoi ? Et que vient faire ce personnage anodin dans ce lieu et dans cette histoire qui n’existe pas encore ? On ne saurait pourtant être trop prudent, ni se méfier assez des professeurs de langues mortes, encore jeunes, un peu trop solitaires et qui voyagent avec une sacoche. Surtout quand ils portent une chemise un peu trop courte, dont les pans volent sur son pantalon, et des sandales aussi… bohémiennes. Les petits vagabonds sont-ils toujours ceux qu’on croit ?
Une histoire qui n’existe pas, précisément. Mais comment imaginer que quoi que ce soit se passe, un après-midi d’été, dans une bourgade de Bourgogne, charmante, mais désertée à l’heure où les notables digèrent ?

Gabriel se dirige vers la rue de Boignard. Faut-il qu’il connaisse bien la ville ? Le soleil tape et cogne ; comment imaginer qu’on se promène à cette heure ? Sous le préau bien charpenté qui protège le lavoir, la fontaine s’écoule continûment pour alimenter le miroir d’eau. Il y a quelqu’un qui s’y reflète, qui s’y repose, profitant peut-être de la fraîcheur de l’ombre. Un vagabond probablement, occupé à contempler le cours des choses dans la glace à peine tremblante de l’eau.
« Ah, te voilà ! » lance le vagabond quand Gabriel Courtois entre dans l’enceinte du lavoir.
« Me voici. Bonjour Machin. »
Vous ne voudrez pas le croire mais c’est bien son nom : Séraphin Machin avait rendez-vous avec Gabriel Courtois. On va peut-être y voir plus clair dans cette histoire.
« Tu viens pour la livraison ?
« Franchement, Séraphin, qu’est-ce que tu foutrais là à m’attendre, et pourquoi viendrais-je te retrouver ici si ce n’est pas parce que tu as quelque chose qui m’intéresse ?
« Tu vas te calmer tout de suite, mon petit, ou je te casse la gueule. J’ai ce qu’il te faut et tu le sais, c’est Perruchot qui t’envoie et il y met le prix. Seulement, moi, je t’ai déjà vu te balader sans raison apparente, pas vrai ?
« C’est bien ça. Tu connais bien l’histoire. Mais montre-moi plutôt ce que tu dois me remettre. »
Machin fouille dans ses frusques – comment imaginer et comment croire qu’il ait la place pour y transporter ce qu’on le voit en sortir ? Voici un épais et vénérable volume in-quarto, relié en cuir brun et décati. C’est une édition de Virgile du XIXe siècle, l’édition annotée par Champollion, celle-là même qui a été dérobée dans la bibliothèque du château de… Vous ne voudriez tout de même pas qu’on vous dise où ? De toute façon, si vous ouvriez la page de garde, vous verriez bien le riche ex-libris, preuve du prestige des détenteurs du volume, qui augmente la valeur du texte et de sa typographie.
L’ouvrage est passé des mains de Séraphin à celles de Gabriel. Celui-ci en a caressé la reliure, a vérifié l’imprimatur et l’ex-libris, et l’a refermé.
« C’est une belle édition, dit Machin. Très peu de fautes, typographiée en Garamond.Un peu snob, cette fonte, mais c’est chic.
« Il y a autre chose, répond Gabriel.
« Flûte, t’es aussi au courant ? Perruchot suit bien ses affaires, décidément ! Il doit passer son temps à lire la chronique des cambriolages dans les journaux ! Pourtant, celui-là, c’était discret. Carrément devant les yeux de Mademoiselle ! Elle a pas dû encore s’en rendre compte ! »
Sort de ses hardes un autre livre : l’édition originale des Fleurs du Mal de Baudelaire, peut-être le volume même qui fut volé à l’étalage par Jean Genet et qui lui valût la prison. Dérobé, cette fois, et très habilement chez Mademoiselle … (on vous a déjà dit que vous ne saurez rien).
« C’est bien », dit Gabriel.
Mais il est quatre heures. Des femmes sortent des maisons du faubourg pour faire sécher le linge sur les fils tendus dans le pré, et les deux hommes se séparent après une poignée de main dans laquelle a transité l’argent de la précédente livraison.
L’un remonte à Alligny ; l’autre rentre en ville, avec sa sacoche alourdie, en passant par la ruelle des Terreaux. C’est dire s’il connaît vraiment la ville…

Le professeur de latin-grec continue par la rue du Marché – un type y achète un chapeau. Il rentre au Café de Paris et s’installe à la sixième table, à gauche le long du mur. Un monsieur l’y rejoint pour lui dire :
« C’était moi, ici. Y a de la place partout !
« Précisément. Je n’avais pas vu qu’il y eut votre nom sur la table », répond Gabriel en prenant ses affaires pour les translater à la table d’à côté.
Il est découragé, d’un coup, et boit un thé en se disant qu’il lui faudrait un jour ou l’autre arrêter ses entourloupes. C’est du moins ce que lui reprochait sa mère dans une phrase qui commençait par « Tu aurais dû » ou par « Tu devrais ». Il lui faut tout de même refiler la livraison. C’est ce type qui l’a fait culpabiliser pour l’histoire de la table. Et d’abord, pourquoi faudrait-il faire comme tout le monde ?

Le lendemain, c’est dans le salon de l’Hôtel de la Poste qu’on retrouve Gabriel Courtois, professeur de lettres classiques. Là encore, dans ce décor – et plus encore peut-être depuis qu’on sait ce qu’il trafique – son habillement paraît suspect : un T-shirt et un jeans trop moulant, assis sur les banquettes en cuir clair, au milieu de lampes perlées et des boiseries tendues de brocard au décor de fleurs et d’oiseaux. Vraiment, quel drôle d’oiseau fait Gabriel au milieu d’eux !
Il n’a pas plus belle humeur que la veille au soir. Et il se sent effectivement déplacé aujourd’hui.
« C’est étrange. Je dois vieillir. Les transactions se passent pourtant toujours comme ça. »
En effet, à chaque fois que Machin lui donne rendez-vous à Saulieu, c’est à l’Hôtel de la Poste, où il passe pour un voyageur de commerce (ce qu’il n’est pas loin d’être), que Gabriel dort jusqu’au lendemain, et que Perruchot vient récupérer ses paquets. Les frais sont à la charge de Monsieur Perruchot, libraire à Paris, qui aime particulièrement l’Armagnac servi dans l’établissement de Monsieur Vuillemin. Il a aussi l’excuse, pour ses voyages, de faire régulièrement des affaires avec un libraire à Arnay-le-Duc.
Perruchot arrive en début d’après-midi, et ils passent ensemble, le libraire et le professeur, dans la deuxième alcôve du petit salon, derrière le miroir de la première. Monsieur Vuillemin, qui est décidément charmant et connaît leurs habitudes, leur amène un muscat et un Armagnac.
Perruchot, lui, on ne peut dire qu’il soit charmant. Gabriel note le contraste quand il le voit déjà s’énerver avant d’avoir parlé.
« Bon, alors, tu les as, oui ou non ? »
Gabriel lui passe l’in-quarto et le Baudelaire. Il regarde les yeux de Perruchot qui défilent comme un écran de jackpot. Quatre cent cinquante pour le Baudelaire, bien plus pour le Virgile : voilà l’estimation du professeur pour la future et discrète vente de la librairie ancienne et moderne Perruchot.
Le libraire a l’air d’apprécier et de se calmer. Le professeur attend, les yeux dans le vague, et rêve de voyage… Berlin, Londres ? Et pourquoi pas le Japon ? Cela doit être l’influence des tentures aux fleurs et oiseaux, inspirées des estampes japonaises…
La radio passe un tube du moment qui chante : …et c’est tout un programme - dans un ciel artificiel… pendant que Perruchot compte trois billet de cent et les passe à Gabriel sous la table.
Le professeur pose son regard bien en face du libraire, se dit : « Pourquoi pas ? » et prononce :
« Il faut ajouter. Séraphin a pris des risques pour le Baudelaire, et vous vendrez le Virgile plus de trois fois ce que vous nous en donnez. Voyez-vous, Monsieur Perruchot, tout le monde vieillit, et il n’est pas sûr qu’aujourd’hui vous trouviez encore de petits brigands qui lisent le grec et le latin dans le texte, ou qui reconnaissent du premier coup d’œil la fonte qui a servi à typographier vos trésors… »
Le libraire manque de s’étouffer dans l’Armagnac et le sang lui monte au visage. Tout rouge, il reste pourtant calme dans sa colère et maugrée entre ses dents :
« Jeune petit con ! Je vais te casser ta binette de blanc-bec et tes lunettes de minable prof de lettres mortes !
« Essayez. Essayez, cher Monsieur Perruchot. Imaginez ce que cela donnera. Un dimanche à l’Hôtel de la Poste… Monsieur Vuillemin qui appellera la gendarmerie… À côté des ces hobereaux qui boivent leur café… Imaginez aussi ce que Séraphin et moi pourrions raconter… Vous vous souvenez de l’exemplaire du Mitsou de Balthus, de chez la comtesse de Rola ? C’est juste un exemple… Parmi tant d’autres… Et la bibliothèque de la comtesse de Wignacourt ? C’était juste à côté, n’est-il pas vrai ? Ajoutez donc deux billets, Monsieur Perruchot, ce n’est pas cher payé pour ce qu’on fait pour vos affaires… »
Les deux billets sortent, s’ajoutent à ceux qui sont déjà sortis et passent dans la main de Gabriel qui empoigne sa sacoche et s’empresse de quitter l’établissement. Une fois n’est pas coutume, il n’aura pas salué Monsieur Vuillemin, qui est décidément charmant.

Une fois dehors, le professeur retrouve ses rêves de voyage… Et l’Argentine ? Buenos Aires ? Le tango et le métissage qui doivent donner bien de la beauté aux gens… Oui, pourquoi pas ? On dit qu’il y a beaucoup de francophiles en Argentine ; peut-être qu’il pourrait donner quelques cours…
Mais le temps semble se gâter et ce n’est pas avec les cinq cents euros qu’il doit partager avec Séraphin lors du prochain rendez-vous qu’il paierait ne serait-ce que son aller à Buenos Aires…
Pour l’instant, il est possible qu’il prenne la pluie en allant à la gare, où il pourra s’abriter sur l’exèdre sous l’auvent. Il est très en avance, c’est sûr, pour le 18h30 du dimanche, mais il a un livre de poche dans sa sacoche…
En descendant l’avenue, il prend le temps de regarder les jardins où la rhubarbe profite, les petits pavillons et les maisons bourgeoises.
Il est 16 heures pile quand il arrive à la gare. Gabriel Courtois, professeur de latin-grec, est en avance et s’installe sur le banc. Il sort son bouquin – un livre de poche en soldes soldés. Il ne pleut pas encore.
Deux garçons jouent au rugby dans un jardin adjacent au quai.

Cette nouvelle a été écrite lors de l'atelier d'écriture de Saulieu.



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