Il y a d’abord un souvenir vague, peut-être faux comme ils le sont souvent. Je me vois me baignant avec mon frère, dans un ruisseau qui était pour moi la Loire , puisque nous avions vu sa source au Mont-Gerbier-de-Jonc pendant les mêmes vacances. La loire en effet n’est pas un fleuve : c’est un souvenir. Un souvenir qui se laisse heureusement oublier de son flot doux et plat, silencieux. La Loire glisse, constante et lisse. Le soleil qui déjà tend à l’oblique jette sur l’eau des éclats durs et brillants. L’aveuglement du reflet qui donne prend la place du discret mouvement du flot, mais puissant et évolutif : diamants perçants sur une moire lisse et glauque. Le souvenir remonte, ressurgit brusquement et tourbillonne ses eaux troubles et voraces. C’est le souvenir des noyés, celui du galant matelot de la chanson qui disparaît à la troisième plonge pour retrouver l’anneau de sa belle.
C’est le souvenir, alors que je me baigne sur la berge interdite, bien loin, bien plus loin que la première fois : à côté du petit Gitan nu qui brave les mystères du fleuve, dédaignant ses dangers ; c’est le souvenir du petit garçon intrépide que je n’ai jamais été mais que je suis peut-être aujourd’hui. Résolu en tous cas, je me tiens maintenant debout face au fleuve et nous nous jaugeons.
Ce sont ces souvenirs que la Loire accumule et charrie sous ses sables, et que domptent peut-être les pêcheurs que je jalouse. Elle travaille contre le temps et oblige les hommes à construire des ponts énormes pour croire l’oublier, aux larges arches, aux arcs-boutants comme des hanches. Et elle dessine sous les arches, par leur reflet dans l’eau, un cercle presque parfait : l’anneau qu’elle a volé.
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